À quelques rares exceptions près, les portes de toutes les écoles de la capitale haïtienne (Port-au-Prince) sont fermées, depuis que les gangs soumettent le pays à la loi cruelle des armes. Des 955 heures d’enseignement pour le fondamental, 1,146 heures pour le secondaire, fixées par le Ministère de l’éducation nationale dans le premier calendrier scolaire rendu public en juin 2023, un nombre exagérément considérable a été perdu compte tenu du fait que les élèves sont privés de leurs salles de classe depuis tantôt deux (2) mois. En catimini, certains établissements scolaires, à Delmas et à Pétion-Ville, tentent de fonctionner, rattraper le temps perdu. Mais, à l’évidence, bon nombre d’écoliers ne répondent pas à l’appel vu que leurs zones d’habitation font face à la menace quotidienne des bandits armés. Qui pis est, la pénurie provoquée de carburant complique davantage la situation.
29 février 2024. C’est la date de la grande offensive des gangs armés déterminés à rendre la vie totalement impossible en Haïti. Depuis, les écoles de Port-au-Prince et ses environs, celles à grande et bonne réputation comme celles communément appelées « Lekòl bòlèt », sont fermées. Par surcroit de malheur pour élèves en quête du pain de l’instruction, si ce n’est des miettes dans ce pays où tout se fait au rabais, les écoles sont devenues le nouveau point de convergence et l’ultime recours pour la population en détresse, contrainte au déplacement.
Après les Lycées Anténor Firmin, Jean Jacques Dessalines, Cent cinquantenaire, Marie Jeanne…, des écoles nationales comme Colbert Lochard, Virginie Sampeur, Caroline Cheveau, Argentine Bellegarde, Darius Denis, Charles Dubé, République de la Colombie, entre autres, sont occupées par les déplacés.
Au début du mois de février, la Coalition de la jeunesse haïtienne pour l’intégration (Cojhit) avait déjà fait état, à la lumière d’une enquête réalisée dans la zone métropolitaine, de la fermeture de plus d’un millier d’écoles publiques et privées à cause de la dégradation du climat sécuritaire en Haïti. « La terreur instaurée par les gangs armés a provoqué un désastre scolaire dans le pays », déplorait la Cojhit. « À Thomazeau (l’une des municipalités au nord-est de Port-au-Prince), sur les 35 écoles privées et publiques existantes, toutes les portes sont restées fermées depuis le mois d’octobre 2023, date à laquelle les autorités policières ont décidé de livrer toute la population de cette commune et en particulier les enfants, entre les mains de groupes armés », relevait-elle à travers les données recueillies sur le terrain, dénonçant au passage une aggravation significative de la situation de violation des droits à l’éducation des enfants, au cours des deux dernières années.
Selon des informations disponibles, plus 200 écoles privées et publiques sont restées fermées dans la commune de la Croix-des-Bouquets (autre municipalité au nord-est de Port-au-Prince), particulièrement au niveau de la ville et des quartiers avoisinants, comme Dargout, Cottard, Duval, Savanne Blonde, Beudet, Meyer, Despinos, Nan Rigaud, nan Rémy, Cocoyer, Bellanton, une partie de Lilavois. « Les rares écoles, qui ont accepté de fonctionner, arrivent à le faire quand les groupes armés leur accordent la permission. C’est le cas du Lycée Jacques 1er, de l’École nationale Charlotin Marcadieu, qui sont les deux écoles publiques situées dans la ville de la Croix-des-Bouquets », rapporte un directeur d’école sous couvert d’anonymat.
C’est le même triste tableau à Tabarre (municipalité au nord-est de la capitale), où certains établissements privés ont fermé définitivement leurs portes, tandis que les principales écoles publiques de la commune ne fonctionnent pas normalement. Le lycée Guy François Malary, situé à Damien 9 sur la route nationale No. 1, au nord de Port-au-Prince, a été contraint de fonctionner en une seule vacation, avec les affrontements armés survenus en 2022. Les élèves ne parviennent pas à se présenter régulièrement en salles de cours, en raison de la détérioration accélérée du climat de sécurité dans le département de l’Ouest.
Même si aucun chiffre officiel n’existe pour l’heure sur la question, il est indéniable qu’un nombre indéterminé d’établissements scolaires continuent de garder leurs portes fermées dans la zone métropolitaine de la capitale, et dans plusieurs villes en province.
A distance, la concentration n’est pas au rendez-vous
Pour éviter le ratage total de l’année scolaire 2023-2024, certaines écoles fonctionnent en distanciel. Une bonne « mauvaise formule » puisque le réseau internet est souvent défectueux, empêchant la fluidité des cours. D’où, les quelques rares élèves connectés ont toutes les peines du monde à se concentrer. « Mon fils est naturellement lent. Il est dur à comprendre certaines matières comme les mathématiques, la physique…, le rythme auquel il est obligé de suivre les cours à distance est défavorable pour lui », se plaint une mère rencontrée dans un supermarché à Delmas. « Moi, je suis accroc à mon téléphone quand il s’agit de naviguer sur Facebook ou TikTok… C’est dire que, le téléphone n’est pas fait pour les études. Ça empêche naturellement la concentration. C’est un outil de distraction pur et simple qui ne peut aucunement remplacer la salle de classe », avoue un élève de la NS3, dont l’établissement scolaire affiche portes closes depuis janvier 2024. C’est dans ce contexte que le Ministère de l’éducation nationale et de la formation professionnelle (Menfp) a annoncé la modification du calendrier scolaire en date du 4 avril 2024. Tout compte fait, les examens officiels auront lieu. Ainsi, du 22 au 24 juillet 2024, auront lieu les épreuves de la 9e année fondamentale, celles du baccalauréat, du 5 au 8 août 2024 ; tandis que les évaluations de l’Ecole normale d’instituteur (ENI) et du Centre d’éducation familiale auront lieu du 22 au 26 juillet 2024. Dans l’intervalle, un ensemble de mesures annoncées par le Menfp visant à soutenir les écoliers afin qu’ils puissent réussir les évaluations, comme des programmes d’éducation à travers la Radio, se font encore attendre.
Enseignants aux abois
Les milliers d’écoliers privés de salle de cours sont peut-être l’arbre qui cache la forêt. A côté, il y a les professeurs qui, quand la situation dégénère, voient se réduire considérablement leurs moyens économiques. Vu que l’école constitue leur principale source de revenu. En effet, face à la crise sécuritaire ayant provoqué la fermeture systématique des écoles, des professeurs sont contraints de chercher d’autres moyens alternatifs générateurs de revenus afin de subvenir aux besoins de leur famille. Une enseignante, mère de six enfants et dont le mari est au chômage, a dû se convertir en marchande de fritures. « Après plus de 25 ans dans l’enseignement, j’ai honte de ce que l’enseignement est devenu. Sincèrement, si la situation continue ainsi, je ne crois pas que je ferai long feu dans l’enseignement », a lâché une professeure au journal Le Nouvelliste. « Nous prônons le changement en Haïti depuis longtemps, mais je crois que cela doit se faire par l’éducation. Cependant, si nous continuons à maltraiter nos générations futures, nous ne pouvons espérer un changement », a ajouté un autre.
Dans l’absolu, le calendrier scolaire 2023-2024 élaboré par le Ministère de l’éducation nationale compte 191 jours de classe. Deux mois, soit 90 jours, sont déjà complètement perdus. Sans compter ceux (ces jours) où les écoles avaient dû renvoyer prématurément les élèves, soit à cause de l’enlèvement d’un professeur ou en raison des détonations d’armes automatiques résonnant dans les parages. En attendant de mesurer l’étendue des dégâts sur l’avenir pas trop lointain d’Haïti, reconnaissons qu’avec cette situation chaotique : nos enfants deviennent de jour en jour plus médiocres.
RTVC