FORUM/ 1986 – 2016 (30 ANS ): Nos élites sont interpellées !!! (05/11/2016)
La radiographie d’un désastre
Ce samedi 5 novembre, à la sortie de son 5e numéro, l’émission Forum animée par le journaliste Romel Pierre a changé de thématique : « 1986-2016, nos élites sont interpellées ». Les invités (Hérold Toussaint, Yves Lafortune et Jacques Yvon Pierre) se sont livrés à de véritables discussions, échanges, débats et réflexions (dialogue) sur l’évolution ou la régression (sociale, économique, politique, culturelle) de notre pays trente ans après s’être sorti des 29 ans de dictature héréditaire et d’autoritarisme.
En effet, trois intellectuels ayant en commun l’éducation (puisqu’ils enseignent au niveau supérieur ou y travaillent comme cadres ou fonctionnaires) s’interrogent sur la situation de déliquescence de l’Etat, sur le pourrissement sociétal, sur le « vide » institutionnel, où le pays semble se trouver il y a plus de trente ans. Ils questionnent le rôle, la fonction des élites économiques et intellectuelles selon qu’elles doivent contribuer au développement de leur pays, s’ériger en avant-garde, en modèles ou en lumière.
Yves Lafortune se veut plus tranchant, catégorique dans sa critique de l’état du pays trente ans après la dictature duvaliériste : c’est pour lui trente ans d’insalubrité, de crasse fabriquée par des forces obscures ; trente ans de vide, de gaspillage, de « répartimientos » (le pays devient donc un gâteau que les forces politiques et économiques se partagent). Le spécialiste des politiques publiques paraît indigné lorsqu’il évoque la «défaite de la pensée » et non, comme l’écrit Roger Gaillard, « la déroute de l’intelligence ». C’est un Yves Lafortune (à maintes reprises applaudi par le public surtout lors de ses flèches contre le vice-recteur Hérold Toussaint) qui persiste et signe dans son constat de l’absence de réflexion, de recherche et de politiques publiques dans divers domaines, dont la santé, l’éducation, la culture, l’environnement. Il est remonté contre l’élite intellectuelle qui, croit-il, se contente d’être des « suivistes» au lieu de se constituer en « modèles ». L’Etat haïtien n’a pas échappé à sa lecture critique des trente ans post-Duvalier. Il le qualifie de l’Etat-spectacle, s’inscrivant dans la logique de ce qu’il appelle du fonctionnariat dont il faut, selon lui, sortir.
Le sociologue Hérold Toussaint a questionné la position de l’élite dans l’espace social et sa capacité de l’influencer. Car, selon le professeur des universités, elle a une position d’autorité. Malheureusement, notre élite n’a pu jouer ce rôle ni cette fonction d’avant-garde. Le professeur critique son irresponsabilité et son mépris de l’autre.
Pour sa part, Jacques Yvon Pierre ne révèle pas seulement l’échec de l’Etat dans cette situation dégradante du pays depuis trente ans. Pour lui, c’est toute la société qui a échoué. Elle n’arrive pas à éviter, pour reprendre Romel Pierre (citant Leslie François Manigat) « cette catastrophe dans laquelle végète notre pays ». Le spécialiste en management des organisations éducatives y voit l’irresponsabilité des élites économiques et intellectuelles qui préfèrent s’inscrire dans la « logique de racket, s’allier aux trafiquants illicites et influencer l’espace politique, au lieu de travailler au développement du pays ». A l’en croire, le pays passe, durant ces trente dernières années, de la gouvernance précaire à la situation d’ingouvernabilité, où la corruption se généralise.
Les trois intervenants ont réagi, lors de l’émission, à la position des hommes de la rue interrogés lors d’un micro-trottoir réalisé par l’équipe de Forum autour de la situation trente ans après le départ des Duvalier. L’indignation de ces hommes qui relèvent l’absence de l’Etat, l’irresponsabilité citoyenne a bien interpellé le professeur Hérold Toussaint au point qu’il a assimilé la plupart de leurs propos « à la crise d’espérance » à laquelle ils semblent confrontés. En effet, si certains croient que le pays n’est pas gouverné d’autres y voient une jungle ou regrettent déjà l’ère des Duvalier.
La 5e sortie de l’émission Forum se veut un espace offert aux trois interlocuteurs pour faire, chacun à sa manière et selon sa vision, sa sphère de compétence et sa spécialisation, une radiographie de ce désordre et de ce que l’économiste Thomas Lalime qualifierait de « désastre ». En guise de propositions et de souhaits face à cette situation, Yves Lafortune en appelle à une pense commune, à l’unité des élites (des visionnaires, des hommes compétents et courageux) qui doivent réfléchir, s’entendre sur quel pays nous voulons construire. Sinon, nous risquons, croit-il, de descendre au fond du précipice. Le devenir du pays ne sera axé, selon Jacques Yvon Pierre, que sur l’éducation, vectrice de développement. C’est aux nouvelles générations qu’il faut penser, nous a interpellés le professeur Hérold Toussaint. Le sociologue et prêtre jésuite nous invite à semer. Ces grains de la semaille de l’œuvre collective : celle de la nouvelle Haïti.